Paul-Napoléon Roinard, profession : poète maudit

Roinard Anquetin

Connaissez-vous Paul-Napoléon Roinard (1856-1930), peintre révolté, libertaire et syndicaliste qui vécut dans un pavillon au 15 rue d’Aboukir à Courbevoie et qui a donné son nom à une rue (*) de notre ville ? 

Roinard, le Révolté

Né en 1856 à Neufchatel-en-Braye (Seine Maritime), Paul-Napoléon Roinard est fils de notaire. Il accomplit une scolarité délibérement désastreuse au lycée de Rouen avant de monter à Paris, où il s’inscrit à la fois aux Beaux-Arts et à l’Ecole de Médecine.

En parallèle, sa vocation de poète s’épanouit et il écrit des milliers de vers qu’il décide ensuite de détruire.

La période bohème

Pendant son service militaire, Roinard se brouille avec sa famille et se retrouve sans ressources. Il traverse alors une période de misère comme il en connaitra régulièrement toute sa vie.

Un de ses compagnons d’infortune, le poète Jehan Rictus raconte:

« Et maintenant vous conterai-je par le menu les étonnantes péripéties de nos médiocres existences de bohèmes sans le sou, qui se sont colletés plus de dix ans avec la Vie Parisienne. C’est inimaginable et à peine croyable. Amoncelez les jours sans pain, sans domicile, sans vêtements, les bons hasards de quelques mois ; les places dans les administrations mal payantes, vite quittées pour la liberté et la misère, vite quittées pour l’Idéal. Dites l’œuvre poursuivie à travers tout, les dettes, les hôteliers incivils et non payés, les mastroquets haineux qui refusent crédit, les tailleurs indignés ; dites les déjeuners partagés fraternellement, les déjeuners au pâté de foie, au fromage ; les quatre sous pas toujours réunis à deux pour le café et le tabac. »

Le sculpteur Auguste Rodin, jeune et pauvre comme eux, ramassa dans la rue un soir Paul Roinard inanimé, qui allait mourir de faim.

Rictus ajoute à propos d’un autre poète :« Je fus son ami de misère et de lutte, nous avons crevé ensemble à Paris dans d’exceptionnelles déveines, et qui, plus justement que lui, pourrait ajouter « J’en ai gardé une sacrée rancune. »

Roinard trouve son réconfort dans la fréquentation des milieux de la bohème artistique et des cercles libertaires dont il devient un des animateurs.

Sa haine profonde pour la bourgeoise en particulier et pour le monde entier en général est un des éléments constants de son œuvre.

Il côtoie de nombreux artistes au Chat noir et publie un recueil de poèmes intitulé Nos Plaies en 1886, ce qui lui vaut une certaine notoriété.

Aristide Bruant lui dédie même une chanson: « A Saint-Lazare« 

Roinard, le Libertaire

Le Journal des Artistes  du 5 juin 1887 dresse ce portrait :

— Pourquoi n’avez-vous pas publié ce livre chez un éditeur ?
— Parce que, ne cherchant pas d’éditeurs et les éditeurs ne me cherchant pas, nous ne nous sommes pas rencontrés.
— Pourquoi êtes-vous parfois grossier ?
— Demandez à Cambronne !

C’est M. Paul Roinard qui parle. « La Préface sèche » est une profession de foi énergique, d’un pessimisme qui résume tout le volume, et qui aiguise encore les intentions révoltées qui s’y trouvent. Le livre est une œuvre de force et de combat, où le vers passe, puissant, sonore et plein, jetant son cri de défi et sa pensée avec brutalité parfois, et toujours avec une conviction profonde. Ajoutez à cela la sensation très fine qui se fait jour dans certaines pièces comme, par exemple le sonnet-refrain sur « le Chrysanthème », « le Champagne », « la Voix-d’Or, » etc…, etc… Tout contribue à donner à l’ensemble une grande saveur d’originalité. Mais la plus grande qualité personnelle que montre le poète, et la plus courageuse est notée dans « L’Absinthe-Grenadine » :

Dans ce siècle où le simple a pris le nom de terne.
Où le vide se cache en l’ombre des mots creux,
Où la pâle vessie a des feux de lanterne,
Où l’on semble brillant lorsqu’on est ténébreux,

Je me suis demandé si c’était imbécile
D’écrire simplement les vers que l’on conçoit,
Et j’ai voulu savoir s’il est plus difficile
De se dénaturer que d’être vraiment soi.

C’est M. Roinard qui chante. Il veut bien écrire dans une langue claire, et nous l’en félicitons. C’est le cas de ceux qui ont quelque chose à dire; et c’est parmi ceux-là qu’il faut classer M. Roinard. »

Un autre extrait en dit long sur sa radicalité :

A DIEU… S’IL EXISTE

Si j’avais été toi, quand tu fus Créateur,
Je n’eusse pas créé tes beaux chefs-d’œuvre immondes,
Je n’eusse pas pétri, sculpteur et tourmenteur,
De fange et de soleil tes milliards de mondes ;
Moins féroce que toi, j’eusse aimé mieux, au lieu
D’inventer tant de mal et tant de servitudes,
Rêver sereinement dans mes béatitudes.
J’eusse dormi, si j’avais été Dieu !

Roinard, qui gagne sa vie en vendant des toiles destinées au marché de l’exportation, participe à de multiples revues militantes ou littéraires.

Il est très impliqué dans plusieurs revues anarchistes et fonde avec quelques amis la Société La Batte, d’où devait sortir le mouvement libertaire.

Il prête son concours à la première représentation du Théâtre-Libre.

On lui propose même un jour d’écrire un ouvrage en vers pour lequel on s’engageait à le faire décorer, inutile de dire qu’il refuse catégoriquement.

Il est néanmoins connu et reconnu jusque dans sa Normandie natale.

L’Echo de Rouen – 1er avril 1888

De 1889 à 1891, Roinard consacre une semi-retraite à composer : « La Mort du Rêve », et fait son retour en mai 1891, pour fonder avec « Zo d’Axa » le journal anarchiste « l’Endehors ».

Il donne ensuite au Théâtre d’Art sans grand succès une adaptation musicale du « Cantique des Cantiques », dont il avait lui-même composé la décoration. Roinard, qui avait voulu utiliser des parfums pour ses représentations, est traité de fou.

En 1894, il organise « l’Exposition des Portraits du prochain siècle » dans une galerie présentant des portraits de ceux devraient devenir de futurs grands artistes et de grands écrivains. La tentative est encore une fois accueillie par des moqueries.

Pour écouter la voix de Paul-Napoléon Roinard sur Gallica

Louis Anquetin - Portrait de Paul-Napoléon Roinard - 1893 - Musée des Beaux-Arts de Rouen
Louis Anquetin – Portrait de Paul-Napoléon Roinard – 1893 – Musée des Beaux-Arts de Rouen

Il se retire de la vie parisienne à nouveau pour écrire un grand drame de synthèse révolutionnaire intitulé « La Légende rouge », mais de graves revers financiers l’accablent une nouvelle fois.

Après les attentats de Ravachol, le gouvernement intente aux anarchistes le procès des Trente. Roinard qui se sent visé, s’exile à Bruxelles pendant deux ans.

Il vit au moyen de dessins pour un journal, d’articles dans des revues, fait de l’aérostation, de la littérature et de la peinture.et travaille à une pièce en cinq actes et en vers, « Les Miroirs« .

Au bout de deux ans, il revient à Paris où ses projets sont contrariés par l’explosion de l’affaire Dreyfus qui détournent d’éventuels souscripteurs de son projet.

Il se remet à travailler à son livre La Mort du Rêve, qu’il publie en 1902, à l’occasion duquel un banquet lui est offert sous la présidence de Rodin par des artistes et des écrivains le 28 juin de la même année.

Roinard, le Syndicaliste

Après la première guerre mondiale, il œuvre à la création de la Fédération internationale des Arts, des Lettres et des Sciences, afin de servir la défense professionnelle et la cause pacifiste des intellectuels, ces « prolétaires du monde nouveau« .

C’est ainsi que sont constitués le Syndicat professionnel des écrivains et le Syndicat des arts plastiques et graphiques.

« Ah ! les belles séances que nous eûmes alors ! Il fallait voir et entendre Roinard, ce poète transformé en syndicaliste, s’enthousiasmer de tout son cœur et de toute sa voix pour toutes les suggestions généreuses ou protester contre les compromissions ! »

Après avoir résidé à Belleville, il s’installe définitivement à Courbevoie.

Roinard, le Rebelle de Courbevoie

Sa réputation de poète extravagant franchit les frontières et le quotidien américain Evening star (Washington, D.C.), du13 octobre 1912 relate une anecdote qui en dit long sur sa personnalité :

Comme chacun le sait, la rive gauche de la Seine, à Paris, est la patrie des bohèmes de cette gaie capitale. Le Quartier latin est sur la rive gauche et aucun mot n’est assez fort pour exprimer le dédain des artistes qui la peuplent pour la rive droite où le monde des affaires et des célébrités prédominent. Peu d’habitants de Montparnasse, cependant, portent leurs préjugés aussi loin qu’un rimailleur qui m’a été signalé récemment à la « Closerie des Lilas », le café littéraire où Paul Fort, le prince des poètes nouvellement élu, trône tous les soirs. L’écrivain en question, qui s’appelle Paul Roinard, et qui est assez connu, se vante de n’avoir jamais mis les pieds sur cette rive droite méprisée de la Seine. Pour lui, elle représente tout ce qui est matériel, ploutocratique, commercial, philistin, et pour l’éviter, M. Roinard a accompli de multiples efforts inutiles.  …

Il a vraisemblablement parcouru des milliers de kilomètres afin de s’en maintenir à distance. Il habite dans la banlieue de Courbevoie, et tous les mardis, il se rend à pied à la Closerie des Lilas à Montparnasse afin de participer au rassemblement artistique hebdomadaire. Or, la Seine à Courbevoie, fait un large coude, et M. Roinard, en se rendant directement à destination, n’aurait à parcourir qu’une demi-douzaine de kilomètres. Mais cela signifierait qu’il doit traverser la Seine et pendant la moitié de son voyage marcher sur la rive droite maudite, et le poète ne peut accepter de tels arrangements avec sa conscience. En conséquence, il suit la rive gauche du fleuve et son méandre, triplant ainsi la longueur de son pèlerinage hebdomadaire. On dit à Montparnasse qu’il part de chez lui à 7 heures du matin pour occuper son siège préféré à la Closerie des Lilas à 8 heures et demie du soir. Et on dit pourtant que cet âge est matérialiste !

La suite est moins flamboyante :

Puis la vieillesse était venue. Roinard se calfeutrait de plus en plus dans sa maisonnette de Courbevoie, qu’il avait eu le tort, lui le pauvre poète, peu au courant des affaires, de vendre en viager pour une somme dérisoire. Sa vie était là fort morose.
— Une de ses plus grandes déceptions, dit M. Banville d’Hostel, fut de vendre, par besoin pécunier, le jardinet qui entourait sa maison à un charbonnier, dont le premier soin fut, naturellement, de remplacer les fleurs et les arbres par des pyramides d’anthracite.

Il vivait là chichement. Son éditeur, M. Figuière, lui avait fait attribuer une petite subvention par le ministère de l’Instruction publique ; une autre lui était accordée par le Conseil municipal. (Paris-Soir – 30 octobre 1930)

Paul-Napoléon Roinard meurt le 28 octobre 1930 dans son pavillon de Courbevoie au 15 rue d’Aboukir.

Ses amis lui rendent hommage. J-H Rosny ainé, l’auteur de La Guerre du Feu écrit ceci :

« Tant qu’il eut des sesterces, il mena une vie assez joyeuse, recevant beaucoup de disciples, récitant ses vers avec véhémence et vitupérant l’époque infâme où un grand poète ne parvenait pas à éblouir la multitude. Il eut le tort d’arroser trop copieusement son indignation et de compromettre ainsi l’équilibre d’un cœur qui n’eût pas demandé mieux que de le mener fort avant dans la vieillesse.

Il estimait que, non seulement en ce qui le concernait, mais en bloc, la société où il végétait était irrémédiablement vicieuse Et il appelait à grands cris une immense purification qui nettoierait l’humanité de sa vermine et mettrait les Roinard à leur place.

Les ans s’écoulèrent. Roinard plongeait ensemble dans la vieillesse et la pauvreté, pour finir par la maladie. Il s’abandonnait à l’attrait, devenu un besoin, de breuvages consolateurs.

De fréquents banquets lui apportaient quelque apaisement. Il y entendait faire son éloge en termes énergiques, devant plusieurs tablées d’admirateurs, et c’était, après tout, de la gloire. (…)

C’est en sa demeure, à Courbevoie (qui lui a élevé un monument), que je vis Paul-Napoléon Roinard pour la dernière fois. Il vint me chercher à la gare, en pantoufles, traînant la jambe, et me conduisit à son gîte : un petit jardin planté, de végétaux mourants, un tas de charbon devant la façade, des chambres étroites qu’emplissaient des odeurs de fricot.

Plusieurs visiteurs nous attendaient. Mme Roinard, courageuse compagne, qui se dévouait au vieux poète avec une sérénité pleine de bonhomie nous servit un dîner préparé par elle et qui se trouva savoureux. On l’arrosa de vins sans gloire, mais non sans mérite. La conversation fut d’abord assez terne ; elle s’anima singulièrement lorsqu’un sexagénaire eût déclaré qu’il tenait, après de longs travaux, la « preuve de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Cette prétention excita bizarrement l’humeur de Roinard et détermina une scène violente et burlesque :

– La preuve ! Toi… Alors que les plus grands génies y ont échoué… C’est idiot…,- c’est même grotesque…

L’autre riposta d’une voix ferme :
— La preuve, te dis-je ! Tu sais qu’il y a trente ans que j’y travaille.

— Après mille ans, tu n’en saurais pas plus qu’une grenouille. Tu ne
sais rien… rien ! Tu n’es qu’une andouille ! (La Dépèche – 10 octobre 1938)

Un chêne est planté au Parc Monceau pour préserver sa mémoire.

Le Journal – 29 juin 1931

 

(*) La rue Paul-Napoléon Roinard va du 61 rue de Bezons jusqu’au 10 rue Adam Ledoux à Courbevoie. 

Jean-Pierre Gross

Sources:
Gallica/ BNF
Wikipédia