Michael Winburn a construit sa fortune sur la publicité. Avant de fonder Cadum, il avait à ses débuts fondé sa propre agence à New-York et toute sa carrière et même sa vie privée ont été bâties sur l’art de la « réclame ».
Cette notoriété peut provoquer des effets assez étonnants auprès du public, un des plus remarquables est l’éclosion de rumeurs appelées aussi légendes urbaines.
Michael Winburn avait déjà utilisé en nombre des fresques murales à Manhattan pour vanter les mérites de son huile Omega, Il va inonder Paris de gigantesques panneaux à l’effigie du bébé Cadum.
Les photos des années vingt et trente montrent les grandes artères et les places de la ville littéralement saturées de bébés souriants et aucun Parisien ne peut ignorer l’existence du savon fabriqué à Courbevoie. Il est impossible d’échapper au bébé Cadum, il est devenu une quasi obsession, une icône réverbérée à l’infini.
Comme pour toutes les grandes marques, une telle notoriété provoque immanquablement des effets secondaires. Des légendes urbaines se créent et se répandent, comme des preuves de l’importance de la marque dans l’imaginaire collectif. Ces phénomènes sont constants et ont été largement étudiés par les sociologues.
On raconte que des enfants sont enlevés dans les parcs Disney pour prélever des reins, que le Coca-Cola contient des acides puissants, que des rats ont été retrouvés dans des burgers MacDo, que la marque du Ku Klux Klan est visible sur les paquets de Marlboro, etc.
Des milliers de rumeurs de ce genre ont été documentées.
Le bébé Cadum a lui aussi sa légende maudite.
Le premier épisode se déroule en 1913, deux ans après la création de la marque Cadum.
La danseuse américaine Isadora Duncan est alors une grande vedette de la scène parisienne. Elle donne des spectacles qui attire régulièrement les foules et elle est une des étoiles des soirées mondaines. Elle fait la une des journaux et comme de nombreuses célébrités, sa vie privée est devenue très publique.
On la voit ainsi souvent photographiée avec ses deux enfants Dartry (cinq ans) et Patrick (trois ans) à son domicile rue Chauveau à Neuilly.
Le 19 avril, une expédition est organisée pour les enfants au Trianon-Palace-Hôtel de Versailles pendant que leur mère se repose. Ils partent accompagnés de leur gouvernante dans une voiture de location, une « limousine de vingt-quatre chevaux » avec chauffeur.
Ils ont à peine parcouru quelques centaines de mètres qu’une autre automobile débouche au croisement du boulevard Bourdon qui longe la Seine et le chauffeur cale en manœuvrant pour l’éviter. Il descend pour redémarrer d’un coup de manivelle, mais une vitesse est enclenchée et la voiture fait une embardée vers le fleuve à cet endroit où il n’y a pas de parapet. Le chauffeur essaie vainement de remonter dans son véhicule, mais il est aussitôt éjecté et la voiture se jette dans la Seine avec ses trois passagers !
Deux mariniers présents sur les lieux plongent en vain pour les secourir. Les secours mal informés arrivent tardivement sur les lieux dans un chaos indescriptible. On finit par ressortir la voiture et les trois cadavres au bout de plusieurs heures.
La mère est prévenue le lendemain seulement et bien sûr le choc est terrible. La presse se fait largement l’écho de la tragédie et de ses conséquences en livrant une foule de détails à la curiosité du public.
Isadora Duncan sera de nouveau victime d’une tragédie mortelle quelques années plus tard quand son écharpe se prendra dans une des roues de l’automobile où elle a pris place.
La légende urbaine débute quelque temps après l’accident de Neuilly. Une rumeur se répand : le fils d’Isadora serait en fait le modèle choisi pour représenter le bébé Cadum sur les affiches.
La vue des publicités sur les murs de la capitale serait devenue insupportable à la mère qui aurait supplié Michael Winburn de les supprimer, mais celui-ci ne recherchant que son profit aurait refusé.
A la veille de la guerre dans un pays encore profondément marqué par l’affaire Dreyfus, les origines juives de Michael Winburn et son statut de riche étranger alimentent sans doute la rumeur.
C’est l’époque où les nationalistes s’en prennent à tout ce qui porte un nom à consonance germanique et un certain nombre de dirigeants d’entreprises, y compris suisses comme Maggi et Kub, en feront les frais. Michael Winburn retournera même passer les années de guerre aux Etats-Unis.
C’est le retour de bâton du matraquage publicitaire de Winburn. Peut-être celui-ci y voit-il aussi une extension de la notoriété de la marque ?
La légende du bébé Cadum va connaitre une multitude d’avatars.
Dans une nouvelle mouture de la légende urbaine, il sera le fils kidnappé de l’aviateur Richard Lindbergh. Pour les écrivains, il sera le bébé imaginaire d’Elsa Triolet dans Fraise-des-Bois et sera cité par Desnos, Vialatte, Cendrars et bien d’autres.
En 1927, le premier bébé Cadum officiel est élu, il s’agit de Maurice Obréjan, un petit enfant de deux ans issu d’une famille de Juifs roumains.
Résistant pendant deuxième guerre mondiale, Maurice sera arrêté par la Gestapo et envoyé en camp de concentration. Toute sa famille y sera exterminée mais lui parviendra à en revenir.
Dans une anecdote terrible, il raconte que, là-bas, les autres prisonniers avaient coutume de l’appeler « Bébé Cadum » !
La légende du bébé maudit connait peut-être son dernier épisode avec la mort de Mme Winburn dans un accident d’avion au Congo en 1937.
Dans les cours de maternelles aujourd’hui, les enfants se traitent encore parfois de « Bébé Cadum », c’est dire la pérennité de l’impact des campagnes publicitaires de la marque.
L’icône nourrit encore les imaginaires.
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