En 10 ans, de 1851 à 1861, la population de Courbevoie est passée de 4300 à 10 500 habitants. Il fallait trouver des financements pour équiper la ville. Les villes voisines de Puteaux et de Neuilly créent chacune un octroi. A la suite, la ville de Courbevoie créée 8 octrois que nous allons vous présenter.
Définition des octrois
Pour mémoire, les octrois étaient des impôts locaux que les communes françaises étaient autorisées à percevoir pour leurs dépenses. Ils avaient été supprimés par l’Assemblée Constituante en 1791. Mais ces ressources étant indispensables pour l’entretien des communes, les octrois furent rétablis par les lois du 27 vendémiaire an VII, 27 frimaire et 5 ventôses an VIII.
Sont soumis à l’octroi principalement six catégories
- boissons et liquides ;
- comestibles ;
- combustibles ;
- fourrages ;
- matériaux ;
- objets divers.
Emplacements des octrois à Courbevoie en 1906
Les emplacements de ces octrois se modifient dans le temps, du fait de la structure changeante de la ville et des événements qui surviennent :
- Par exemple pendant un certain temps un octroi se situait près du port, il disparut avec le développement des gares.
- Ou encore la guerre de 1870 provoqua de gros dégâts sur le pont de Neuilly, rendant cet octroi inutilisable.
- Autre exemple : le nouveau pont de Courbevoie ( Pont Bineau) fut détruit à peine construit en 1870, rendant inutile l’octroi à ce point d’entrée des marchandises.
L’Etat des Communes de 1906 permet de faire un point exact sur les différents emplacements des octrois de Courbevoie. Si on croise cette liste avec le plan de 1907, où sont marqués ces points d’octrois, et si on croise le tout avec les cartes postales de l’époque, on obtient une vision complète et exacte du dispositif des octrois à l’époque.
Bureaux d’octroi de 1906 à Courbevoie
(selon « L’état des communes »)
La commune de Courbevoie possède 7 bureaux d’octroi sur 9 affectés à la perception des droits.
1 . L’Octroi dit du centre (Pont Bineau)
Le premier octroi, dit du Centre, est situé à l’angle du boulevard Bineau, à l’issue du pont du même nom. (Boulevard de Verdun et pont de Courbevoie de nos jours).
Il fut détruit dès le début de la guerre de 1970, alors qu’il venait à peine d’être terminé. Reconstruit après la commune de 1871, le local d’octroi est disposé à droite de la photo ci-dessous. Occupant une position plus centrale, il prit le nom de l’octroi du centre.
2. L’Octroi dit du Pont de Neuilly
Le deuxième, dit du pont de Neuilly, est placé sur l’avenue de la Défense ; Partiellement détruit pendant le conflit 1870-71, il fut entièrement reconstruit.
3. L’Octroi dit du Rond-Point de la Défense
Le troisième octroi, dit du Rond-Point, est situé au rond-point de la Défense. Il est mixte avec Puteaux (octroi en arrière-plan, à gauche de l’homme au chapeau de paille)
4 . L’Octroi dit de Bezons
Le quatrième octroi, dit de Bezons, est situé à l’extrémité de la commune, sur l’avenue Marceau (chemin de grande communication n° 6).
5. L’Octroi dit de Colombes
Le cinquième octroi, dit de Colombes, est situé à l’intersection du boulevard de Courbevoie (route départementale n° 7) et de la rue de Colombes (route départementale n° 6).
6 . L’Octroi dit de la Gare.
Le sixième octroi, dit de la Gare, est situé au centre de la commune, rue de Bezons, près de la gare. Sur la photo, il se trouve à gauche, coincé entre le Café-Billard et le pont.
7 . L’octroi dit « de Puteaux »
Le septième octroi, dit de Puteaux, mixte avec Puteaux, est sur le boulevard de la Mission-Marchand (route nationale n°192), près du pont de chemin de fer.
8. L’Octroi dit de Bécon-les-Bruyères.
Un huitième octroi, dit de Bécon-les-Bruyères, est installé dans un local loué 120 francs par an par la commune, près de la gare de Bécon.
9. L’Octroi Courbevoie – Asnières
Signalons enfin l’octroi Courbevoie-Asnières, ou Bureau des Voûtes, situé sur le territoire d’Asnières, au n°36 de la rue de Bretagne, sur un terrain appartenant à la Compagnie du chemin de fer de l’Ouest. Des délibérations municipales règlent les petits différents pouvant apparaître dans l’interprétation des textes répartissant les frais entre les 2 communes.
Mais un nouveau monde se prépare…
La naissance du Courbevoie industriel
Sur les registres municipaux où sont notées les modifications apportées par l’urbanisme et tout ce qui fait la vie sociale et économique d’une ville, on peut ainsi découvrir la naissance de la vie industrielle « paléo-technique ».
L’énergie vapeur se développe, la puissance augmente et la taille des manufactures change. On voit ainsi des demandes des grands manufacturiers de payer l’octroi de façon annuelle et forfaitaires. Ces débuts sont mal connus. Les notes d’octrois nous donnent des noms, des dates et des lieux. Les registres relatif à l’octroi sont précieux pour l’historien.
La disparition du Château de Larnac et le lotissement qui se développera entre la guerre de 1870 à 1900 est un cas d’école.
Dans son livre sur l’histoire de Courbevoie, l’Abbé Piquemal témoigne : « …ils morcelèrent la copropriété. Sur ces lots nous avons vu s’élever, au coin de la rue Saint Marie et du quai, la blanchisserie Vérité, qui passa ensuite à M. Bourquin ; plus bas, la carrosserie française, où s’établit après l’usine Durenne, et au coin de la rue de l’Abreuvoir le chantier de bois de M. Gosselin, que posséda après M. Charbonnel ; dans la rue de l’Abreuvoir, au coin de la rue de l’Industrie, le marché Couvert (…) puis, plus loin, la fabrique de roues de MM Colas et Delongueil, dirigée dans la suite par M. Colas. »
Or tous ces noms vont devenir ceux d’industriels pionniers, parfois mal connus : Colas aura un établissement de fabriques de roues de 10 000m², rue de l’abreuvoir, desservant toute la France.
Durenne fut un grand ingénieur des arts et métiers, il fabriquera de célèbres machines à vapeur.
Ces découvreurs étaient audacieux et solidaires – Durenne dépannera ainsi Colas, quand ses ateliers furent détruits par le feu, et tous deux furent des grands capitaines d’industrie. Ils furent également tous deux maires de Courbevoie.
Citons aussi Louis Adrian qui s’installa en 1872 rue Ficatier et qui fut un des précurseurs des pharmaciens industriels.
Quelques récits de Charles Mayet, extraits de son « Voyage autour de l’octroi«
Charles Mayet est un journaliste écrivain talentueux né le 12 septembre 1850, ce qui fait de lui un quasi « jumeau astral » de Guy de Maupassant, né le 5 aout 1850. Tous les deux avaient ce talent si particulier de saisir la vérité et de nous la communiquer avec une jubilation secrète.
Les articles de Charles Mayet paraissaient dans le journal « Le Temps ». Ils furent réunis dans un livre en 1901, que j’ai découvert par hasard dans ma quête de témoignages vivants sur les octrois.
En dehors de ses aspects littéraires et sociologiques, le livre comporte aussi un véritable labeur d’analyse économique. Mayet a écrit aussi d’autres ouvrages, dont un sur le vin intéressant à lire car l’élevage du vin et sa distribution était alors en pleine évolution.
« …Je suis en effet, bien placé pour vous renseigner sur ce sujet. L’octroi est une vieille connaissance pour le commerce des denrées alimentaires. Ma situation en banlieue, dans le voisinage immédiat de la capitale, m’oblige à de fréquents rapports avec les agents, dont la plupart, je dois le dire, remplissent les devoirs de leur profession de manière convenable. J’ai affaire aussi dans la plupart des communes de la banlieue, lesquelles ont aussi des octrois dont les tarifs différents d’une commune à l’autre. Nombre de personnes, aussi bien dans Paris que hors Paris, font un commerce identique au mien ; toutes vous tiendront le même langage que moi. Cette complexité des tarifs est, vous le concevez, une source de conflits avec les différents octrois. Je paye un employé spécialement pour qu’il assure le service des déclarations des communes. Il arrive néanmoins qu’une omission se produise. Alors contravention, menace de procès, en un mot perte d’argent et perte de temps. » Charles Mayet
Dans les extraits choisis que je vous livre ci-après, la vie quotidienne de ces bureaux d’octrois est racontée avec un certain humour. On revit les mésaventures de ses usagers qui subissent, résignés, la complexité du système et les lenteurs des percepteurs de cet ancêtre de nos impôts locaux !
Anchois, Sardines et Raisin de Malaga
Dans ce premier extrait, notez la complexité du système des octrois à l’entrée des communes !
« … Une de mes voitures se présente il y a quelques jours devant un des postes d’octroi. Le garçon livreur remet aux employés la déclaration rédigée ici par mon employé spécial ; on taxe d’après la déclaration ; mon garçon paye les droits, ensuite des agents de l’octroi procèdent à la vérification des marchandises. Mon employé avait, dans la déclaration, oublié de mentionner un flacon d’anchois. Les agents font grand bruit, le garçon livreur essaye de leur faire entendre raison. Impossible. Ils arrêtent la voiture et ordonnent au garçon de venir me chercher. Il s’agissait d’une livraison pressée. Informé de ces faits, je me rends à l’octroi et je dis aux vérificateurs :
- Je vous en prie, laissez passer ma voiture. Taxez le flacon d’anchois au plus haut tarif, mais laissez ma marchandise entrer. Si elle n’arrive pas à temps, elle sera refusée et vous me causerez un préjudice considérable.
« Refus des agents qui exigeaient, conformément d’ailleurs au règlement de l’octroi, que je leur fournisse le poids brut du flacon et le poids net du poisson et de l’huile qu’il contenait.
- Mais, leur répondis-je, taxez le flacon d’après son poids brut. Je ne puis pas le déboucher, en retirer les anchois, les peser à part et les remettre ensuite sous verre.
« Rien n’y fit. Ce n’est qu’après une demi-heure de discussion avec le brigadier du poste que la question fut tranchée. Il attribua aux anchois un poids net d’après lequel les droits furent perçus. Ce jour-là ma voiture resta deux heures devant l’octroi et j’en perdis une entière à régler cet infime litige.
« Et c’est, à chaque instant, des difficultés de même ordre. Car si mes voitures traversent une ou plusieurs communes pour livrer dans une autre, les garçons qui les accompagnent doivent, lorsqu’elles entrent dans la ou les localités intermédiaires, acquitter les taxes spéciales à ces localités, se les faire rembourser à la sortie et les payer définitivement dans la localité où la livraison doit être faite. Ces multiples opérations ont pour base de multiples déclarations auxquelles s’appliquent de multiples et différents tarifs. Dans ces conditions, les chances d’erreurs aussi se multiplient.
Le garçon livreur que j’accompagnais s’approcha du guichet des déclarations et y glissa le papier manuscrit où figurait la liste des marchandises dont j’avais donné l’énumération. Une main de l’intérieur s’en empara. J’essayai de voir ce qui se passait de l’autre côté du guichet ; impossible. Ce guichet fort étroit était à demi fermé par une petite portière de tôle. Je n’entendais qu’un léger grincement de plume sur du papier. Un mur épais me séparait de la salle où se faisait évidemment les opérations de comptabilité de ce poste d’octroi. Nous attendîmes, le dos appuyé contre la tablette de bois qui court le long des guichets.
Au dehors, quelques nouvelles voitures s’arrêtaient ; leurs conducteurs entraient dans la salle publique des déclarations et recettes, enfournaient tour à tour leurs papiers par le guichet ad hoc, puis rejoignaient leur attelage, serraient une sangle du harnachement, embrayaient les roues de leur voiture à l’aide d’une chaîne, et, bientôt formés en groupe, causaient entre eux ou échangeaient avec des agents, en train d’examiner leurs chargements, quelques plaisanteries familières.
L’un d’eux, le charretier du haquet, toujours assis sur la marche d’entrée, m’expliquait qu’il était là depuis une demi-heure, et qu’il attendait ainsi quelquefois une heure, quelque fois deux, quelquefois plus, selon l’encombrement de la porte, quand une voix irritée retentit de l’autre côté de la cloison :
- Ah ! mais ! Ah mais ! Eh ! l’épicier ? Et le poids des sardines ? Vous n’indiquez que le poids brut… Et les boites de homards ? Vos homards sont-ils au sel ? Sont-ils à l’huile ?
L’épicier ainsi interpellé n’était autre que mon compagnon. Le corps ployé dans sa longue blouse de toile blanche, le visage frôlant la portière mi-close du petit guichet, il répondit au personnage invisible dont on percevait distinctement les paroles :
- Je ne connais pas le poids net des sardines ni des homards. Je sais que les homards sont au sel…
- Alors voyez le brigadier…
La déclaration repassa par le guichet et le garçon livreur traversant au pas de course la chaussée se rendit au poste occupé par les agents, dont j’ai tout à l’heure signalé la présence. Quelques instants après il revint. L’entente avec le brigadier était conclue :
- C’est 125 grammes net pour les sardines et 600 grammes pour les homards.
Et la déclaration manuscrite, immédiatement complétée par les inscriptions au crayon des poids nets, disparut encore saisie par la même main mystérieuse.
Là-dessus, nouveau silence et nouvelle irruption de charretiers et garçons livreurs. Dix voitures chargées attendaient maintenant devant la grille de l’octroi. Bois de chauffage, bois de sciage, parfumerie, spiritueux, spécialité de jambons, etc. La chaussée était totalement obstruée, sauf devant la porte réservée aux tramways. Le petit camion de Lames de bois mouluré s’était rangé devant le trottoir du corps de garde et un agent de l’octroi liait soigneusement une partie du chargement à l’aide de ficelles plombées. Plus loin un autre agent, muni d’une longue jauge, évaluait la capacité des sis fûts de vin chargés sur le haquet ; un troisième agent… Mais l’heure s’écoulait, je n’eus pas le temps de voir ce qu’il faisait, car la même voix irritée de tout à l’heure retentissait une seconde fois derrière la cloison :
- Eh l’épicier, vous portez là 10 kilos de raisins secs en passe-debout ! C’est pour manger, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est pour manger, la déclaration l’indique, répondit le garçon livreur, dont la tête disparaissait à moitié sous le tunnel en maçonnerie au fond s’ouvrait le guichet.
- Alors vous auriez dû écrire : raisin de Malaga. Ecrivez le.
La déclaration glissa sur la tablette et le garçon écrivit au crayon, à la suite du mot « raisin » ceux de « Malaga ». Une fois encore la déclaration fut reprise par la main intérieure et le bureau redevint silencieux.
- Maintenant, dit le garçon en se redressant et en tirant un paquet de cigarettes de sa poche, nous en avons pour un bon moment. Je puis bien en griller une.
La marinade enrichit le poisson pauvre
Par humanité, la Ville de Paris a exempté des droits d’octroi certains poissons, comme le hareng par exemple. Elle a divisé en quelque sorte les habitants de l’onde douce et de l’onde amère en deux catégories que le commerce a pris l’habitude de dénommer ainsi : poissons pauvres et poissons riches.
Le hareng est un « poisson pauvre » il est exempt de tout droit. Les « poissons riches » sont les saumons, truites de toute ou de la Méditerranée, langoustes, homards, féras, écrevisses, bars, mulets, lamproies, esturgeons, sterlets, soles, anguilles, brochets, carpes, jusqu’aux bars ; inclusivement, constitue une première catégorie, imposée de 40fr.20 les 100 kilos ; l’autre partie, une seconde catégorie, à raison de 21fr. .60 les 100 kilos. Les autres poissons non compris dans cette énumération, tel le hareng, sont réputés « poissons pauvres» et jouissent de leur entrée gratuite dans Paris.
Un négociant eut l’idée de mariner lui-même, à l’intérieur de Paris, un lot de harengs dont il avait fait l’acquisition aux Halles. Il les plongea dans une marinade de son invention : vinaigre et vin blanc mêlés, quelques rondelles d’ognons et de carottes, des clous de girofle, du sel, du poivre, etc.
L’octroi, informé de ce fait, intervint auprès du négociant, à qui il réclama des droits spéciaux pour cette opération. Le négociant se récria :
- N’avait-il pas payé des droits sur le vinaigre et le vin employés dans la marinade de ses harengs ? Pourquoi, alors qu’il s’était mis en règle avec l’octroi, celui-ci se mêlait-il de ses affaires commerciales ? Comment l’octroi pouvait-il soutenir que le hareng, « poisson pauvre » avait été élevé à la dignité de « poisson riche » par l’addition d’un peu de vinaigre et de vin blanc ?
L’octroi tint bon ; le « poisson mariné » figurait à son tarif à raison de 12 francs les 100 kilos. Le négociant refusa de payer, invoquant son droit à user librement chez lui des marchandises régulièrement taxées à leur entrée à Paris. Il y eut procès. Le tribunal, m’affirme une personne très autorisée, donna raison à l’octroi et le négociant fut condamné.
Je me consolerais si les dix minutes que je viens d’employer à vous conter cette anecdote avaient suffi à me libérer des formalités exigées par la brigade de Champerret. Hélas ! l’heure s’écoule ; mon compagnon a déjà fumé quelques cigarettes et le guichet des « recettes », devant lequel il est posté maintenant, reste inexorablement fermé. Sur la chaussée, les voitures sont au nombre de quinze et les chevaux attelés au nombre de vingt et un. La circulation des marchandises est arrêtée, les chevaux dorment, les voituriers, désœuvrés, s’interpellent l’un l’autre ou risquent quelque plaisanterie au gros sel à l’adresse des agents avec lesquels ils sont en relations quotidiennes.
Le Lapin
Les agents, qui connaissent leur monde, sourient et continuent leurs vérifications autour des fûts, des liqueurs, des bois, etc… Puis c’est un intermède de nature à mettre en gaieté toute cette population. L’un des employés en sentinelle à l’une des ouvertures de la grille vient de saisir un panier au bras d’une femme qu’accompagnent son mari et un petit garçon. La femme est bouleversée ; le mari est congestionné, l’enfant pleurard.
- Madame, il y a un lapin dans votre panier, dit l’agent, il fallait le déclarer. Vous saviez bien que vous aviez un lapin sous vos serviettes.
- Moi, un lapin…, je vous assure…
- C’est au moins ta sœur qui l’y aura mis, dit le mari.
- Oui, peut-être est-ce ma sœur…
- Allons, payez, reprend l’agent et passe pour une fois. Si je vous repince vous aurez une contravention.
Le mari bondit de joie. la crainte d’être l’objet d’une contravention l’avait atterré. Il eût affronté avec plus de crânerie la fusillade d’un champ de bataille qu’une feuille de papier timbré de l’octroi. C’est d’un pas soulagé qu’il suivit l’agent :
- Payer, mais je ne demande que cela, répétait-il, tandis que sa femme, plus persévérante dans le mensonge à cause de la galerie, demandait à haute voix à l’enfant ébahi :
- Mais qui donc a pu mettre ce lapin dans mon panier ?
S’armer de patience
Cet intermède prenait fin quand le guichet des recettes s’ouvrit pour « l’épicier ». On remit à mon compagnon un récépissé contre lequel il versa une certaine somme.
- Alors, c’est fini ? lui dis-je. Oh pas encore, monsieur. Je n’ai que mon récépissé pour les droits pour le vin. Attendons toujours…
L’attente était toujours de plus en plus désagréable. Avec le soir, le froid devenait assez vif. La brume tombait ; prudemment, il fallait se méfier de la sinistre grippe embusquée dans le brouillard. Je relevai le col de mon pardessus et j’occupai mon loisir à arpenter le trottoir le long duquel était toujours rangé le petit camion de bois mouluré. Dix minutes encore, puis le guichet des recettes s’ouvrait à nouveau pour nous. Il en sortait cette fois deux récépissés. Le garçon en paya le montant :
- Enfin, dis-je, nous partons ?
- Pas encore, Monsieur. Ces deux récépissés comportent les droits sur le vin alcoolisé (vermout) et sur l’alcool. Il nous faut encore celui des huiles et des denrées alimentaires : œufs, sardines, homards, sel, etc.
C’est bien. Tenha pacienta . Ayons patience ! Il faut bien que l’octroi mette sa comptabilité à jour et enregistre ses taxes par catégories de marchandises dans l’ordre où elles figurent sur le tarif.
Bref, à quatre heures trente-cinq, le guichet des recettes s’ouvrait pour nous pour la dernière fois et le garçon y versait le montant des droits exigés.
Comme je me dirigeais vers la voiture avec l’intention d’y monter pour entrer dans Paris, le garçon m’arrêta :
- Mais ce n’est pas fini, me dit-il. Il faut que je demande un plomb au brigadier, pour ma petite caisse de raisins de Malaga en passe-de-bout, et qu’on me donne deux employés pour constater que le chargement est conforme à la déclaration.
Les rôdeurs de barrière
D’ailleurs, on n’enferme pas une ville comme Paris dans un corset aussi étroit sans danger pour sa santé morale et physique.
Ces arrêts de circulation dans les artères principales de son organisme ont, pour elle, des résultats au moins fâcheux. Vous en conviendrez certainement, après avoir jeté un regard un peu attentif sur l’agglomération des marchandises arrêtées devant la barrière forcément rigide de l’octroi.
Nous pourrions choisir celle de Champerret, celle de Pantin, celle de la porte Bineau, celle de l’avenue de Versailles, de Charenton, etc. Puisque nous sommes porte de la Chapelle, restons-y ; elle suffit amplement.
Pour nous fournir, à cet égard, des indications précises.
A l’heure où j’y arrivais, un de ces derniers mercredis et demie du matin, des voitures à fourrages venant du marché aux fourrages, situé hors Paris, à deux kilomètres de là, y stationnaient des camions chargés les uns de chaudières tubulaires, d’autres de fûts d’absinthe, de petits colis, de fer à bâtir ; il y avait de lourds chariots portant des pierres de taille, puis quelques charrettes de paysans des environs, une voiture de déménagement, en tout vingt-cinq véhicules avec quatre-vingt-cinq chevaux.
L’embâcle couvrait la chaussée pavée devant la porte réservée au passage des voitures sur une longueur d’une centaine de mètres ; sous le ciel humide, dans ce paysage frileux et brumeux de décembre, le jaune clair des bottes de paille colorait seul l’horizon gris, uniformément gris. Lentement l’embâcle se désagrégeait ; armés de sondes, les employés d’octroi fourrageaient dans les foins, libéraient un attelage, tandis que deux, trois, quatre autres voitures débouchaient par l’issue de la gare voisine de la Chapelle ou de la route d’Amiens, bordée d’arbres chétifs et nus.
Intéressé par ce spectacle je n’avais guère prêté attention à un personnage debout auprès de moi sur le trottoir en bordure du poste de l’octroi. Vêtu d’un pardessus élimé, trop long et trop large pour sa taille, chaussé de souliers usés et crottés, la tête enfoncée dans une casquette sale, il regardait fixement du côté des convois. Il paraissait avoir dix-huit-ans.
Sa figure pleine et rougeaude reflétait des impressions successives et changeantes, dont je ne devinais d’abord pas la cause. Son corps, d’apparence débile, avait par instants des soubresauts de chat aux aguets. Tout à coup il sortit les mains des poches de son pantalon et prit sa course en criant :
- V’la l’flic !
Tout aussitôt, comme des oiseaux prenant leur vol à l’approche d’un passant, une vingtaine de jeunes gens s’échappèrent de l’amoncellement des voitures pour se diriger en courant vers Paris et s’éparpiller dans le quartier de la Chapelle.
Alors apparut, parmi les camions et les charrettes, la haute silhouette d’un gardien de la paix. D’un pas lent, il s’approcha de la grille d’octroi, promena un regard inquisiteur sur Paris, ne remarqua rien d’insolite, fit demi-tour et reprit tranquillement son chemin dans les brouillards de la banlieue.
Cinq minutes après, les jeunes escarpes, nichés dans les encoignures ou les corridors des maisons, revenaient à leurs occupations, tels les moineaux de la rue sur une poignée de grains quand le passant s’est éloigné.
Ce court intermède m’avait donné la vision nette, rapide, de ce qu’est, à ses débuts, ce personnage si souvent mêlé aux scènes et aux drames de la vie parisienne : le rôdeur de barrières ! Jamais, en effet, expression ne s’est plus complètement que celle-là, identifiée avec la profession qu’elle désigne.
L’octroi, en suspendant la circulation des marchandises aux barrières, offre une proie facile aux rôdeurs. Cet être falot, sinistre héros de tant de sinistres aventures, naît au crime au milieu de ces véhicules arrêtés ; il y fait ses premières armes. Perdu dans l’amas des chevaux et des voitures, il a quatre-vingt-dix-neuf chances pour cent d’échapper à la répression s’il a du coup d’œil et de l’agilité.
Après avoir dérobé des paquets, une couverture de cheval, des petits colis, etc., il se faufilera à travers les attelages, et gagnera les fortifications ou les guinguettes voisines où il pourra, avec quelques complices habiles à détourner l’attention des charretiers, partager les prises.
La barrière l’alimente ; voilà pourquoi il y rôde. S’il elle était supprimée, les moyens d’entrainement et d’existence feraient défaut, sur ce point, au rôdeur ; on ne le rencontrerait pas plus en cet endroit qu’en tout autre de Paris, ou des environs. C’est là qu’il se forme, c’est là qu’il se fait la main ; l’octroi crée et développe ainsi des milieux éminemment favorables à l’éclosion et à la propagation de la criminalité.
La capitale grandit, les marchandises affluent à ses portes ; en même temps les malfaiteurs deviennent plus nombreux, plus audacieux, les rôdeurs de barrière sont aujourd’hui légion et l’on arrive, pour échapper à leurs entreprises nocturnes, à donner à certains tramways de la banlieue, à partir de sept heures du soir, une escorte de la force publique.
Pauvre Paris qui, pendant si longtemps, croyait n’avoir dans l’octroi, qu’une poule aux œufs d’or !
L’octroi est l’art de plumer une poule en vie sans la faire crier.
Cette définition sert, depuis l’origine des octrois, de point d’appui aux défenseurs de ce système de perception de l’impôt. Ayant peu ou pas de rapports avec l’administration de l’octroi, gagnant suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins, vivant en Parisiens moitié chez eux, moitié au restaurant, ils payent les droits d’entrée, en effet sans beaucoup s’en apercevoir.
Absorbés par les soucis de leur profession, ils n’ont jamais envisagé les conséquences fâcheuses, désastreuses même, le mot n’est pas trop fort, de ce mécanisme fiscal sur certaines industries et certains commerces directement ou indirectement aux prises avec lui.
Ils ont bien la notion de son injustice, de son iniquité ; ils en sentent la cruauté quand il sévit, à la façon d’un impôt de capitation, sur la partie de la population strictement ou insuffisamment pourvue de moyens d’existence.
Mais leur âme de contribuable, – notre âme à tous hélas ! – l’emporte sur les suggestions de leur esprit de justice et se complaît à défendre l’octroi par des aphorismes spirituels et faux, calqués sur celui de la poule adroitement plumée.
Car cet aphorisme n’est pas vrai ; la poule crie ; parfois même elle crie fort ; on l’a vu par les doléances que m’ont exprimées de nombreuses catégories de commerçants et d’industriels soumis à l’exercice de l’octroi.
On le verrait encore en prenant la peine de prêter l’oreille aux plaintes des gens pourvus de faibles salaires et beaucoup mieux renseignés qu’on ne le croit en général sur les choses préjudiciables à leurs intérêts immédiats.
La mariée était trop belle !
Un jour, un préposé de l’octroi à la barrière de Neuilly voit entrer et laisse passer une tapissière charriant une noce.
Tous les invités étaient d’une gaieté folle. Au milieu d’eux se tenait le jeune marié, amoureusement penché sur la mariée immobile avec les yeux baissés et les joues rougissantes.
La vue de cette noce inquiéta l’employé car elle éveille en lui un souvenir d’abord vague et confus. Il a, il le croit, déjà vu cette noce et ces gens. Peu à peu les contours de son souvenir se précisent ; au doute fait place une certitude absolue : c’est bien le même marié, la même mariée, les mêmes invités.
Il fait prévenir ses collègues des autres barrières, et quand, quelques semaines après, la noce se présenta, débouchant du bois de Vincennes, on l’arrêta. Protestations des garçons d’honneur.
Un sous-brigadier n’en tient aucun compte, procède à la visite de la voiture et découvre que la mariée, admirablement peinte et habillée, est en fer blanc et contient plus de cent litres d’alcool.
Des sardines à la truffe
Il y a quelques temps, un fabricant de conserves de sardines avait eu l’idée pour aromatiser agréablement ses petits poissons, de les soupoudrer de quelques parcelles de truffes à raison d’environ une truffe de moyenne grosseur, pour mille sardines.
Il en fait un premier envoi à Paris et se réjouit de conquérir une nouvelle clientèle, grâce à son ingénieuse initiative, qu’il explique aux employés de l’octroi:
- Très bien, répond un brigadier. Quelle quantité de truffes avez-vous employée dans chacune de vos boîtes de sardines ?
- Un gramme et demi ; deux grammes peut-être par boite.
- Est-ce un gramme et demi ou deux grammes ? Faites exactement votre déclaration.
- Diable ! réplique le négociant, en se grattant l’oreille ; je vous vois venir. Si je déclare deux grammes par boîte et que, dans une des six ou huit boîtes que vous allez ouvrir pour vérifier ma déclaration, vous trouviez deux grammes et demi, vous me dresserez une contravention.
- Alors, ne déclarez rien si cela vous plaît : mais, conformément au tarif nous taxerons toutes vos boîtes au taux de la substance du droit le plus élevé, c’est-à-dire de la truffe. Vos sardines entreront à Paris à raison de 1fr 45 le kilogramme comme si vos boites ne contenaient que des truffes.
Le fabricant réexpédia ses conserves à son usine et intenta un procès à l’octroi qui fut, il est vrai, débouté de ses prétentions.
Eh bien ! cette chinoiserie fiscale est mise en pratique par toutes les substances mélangées.
La fin des octrois municipaux
En tête du dossier de la proposition de loi en 1893 relative à la suppression des octrois était écrit : « Supprimer les octrois est un mot. Le vrai problème est celui-ci : Comment remplacer les octrois ? »
En 1943, les marchandises se font rares. La taxe disparait. Elle sera remplacée par une taxe locale sur les ventes au détail.
La loi de 1948 entérinera la fin des barrières Municipales.
Bernard Accart, président de la Société Historique de Courbevoie