Histoire du Cinéma à Courbevoie : 1900-1940

Studio Jacques Haïk

La naissance du cinématographe en France

C’est au cours de l’hiver 1894-95 que les frères Louis et Auguste Lumière mettent au point leur cinématographe, avec lequel ils tournent les premières saynètes. On connait les scènes de la sortie des usines Lumière, du goûter de bébé ou encore de la mer à La Ciotat.

Affiche cinématographique 1896. ( Marcellin Auzole 1842-1942) BNF Gallica
Affiche cinématographique 1896. ( Marcellin Auzole 1842-1942) BNF Gallica

En 1895,  Louis Lumière réalise  L’Arroseur arrosé qu’il montre pour la première fois le 21 septembre 1895, à La Ciotat, au cours d’une projection privée. La première projection publique payante eut lieu dans les sous-sols du Grand Café du Boulevard des Capucines à Paris, à partir du 28 décembre 1895.

Les bases du cinéma étaient nées mais tout restait encore à faire.

Les deux concurrents les plus importants furent Louis Gaumont et Charles Pathé qui tracèrent leurs propres voies. Tandis qu’ils tournaient des scènes d’actualités, comme pour Pathé l’arrivée du Tsar à Paris ou pour Gaumont l’arrivée du président de la République au Pesage, un homme singulier pensait que l’âme du cinéma était l’imaginaire et le fantastique : Georges Méliès.

Méliès

Georges Mélies en 1935
Méliès en 1935

D’emblée Georges Méliès, directeur du théâtre Robert Houdin eut une vision de la capacité du cinéma à créer de l’imaginaire. Il avait de plus, le don de traduire immédiatement ses idées en images pour représenter ses visions fantastiques grâce à sa connaissance du monde de l’illusion.

Mais quand il proposa aux frères Lumière de leur acheter une caméra, il obtint une réponse négative, non pas que la somme proposée soit trop faible, au contraire ! Lumière dit en effet à Méliès : « vous me remercierez dans l’avenir d’avoir reçu un refus, ce n’aurait pas été honnête de ma part de recevoir autant d‘argent pour ce simple objet ».

De leur côté, les films de Pathé et de Gaumont étaient plus axés sur la réalité du reportage. La fiction n’avait pas encore compris les spécificités du cinéma.

La technique progressant et les bobines de films s’allongeant, la Société Cinématographique des Auteurs et des Gens de Lettres (SCAGL) et le Film d’Art s’employèrent à produire des films à partir des œuvres Théâtrales et Littéraires.

Les adaptations étaient rudimentaires. L’absence du son et du langage était difficilement remplacée par de courts textes et un jeu de mimiques, parfois exagéré. Le tout était accentué par un maquillage outrancier, rendu nécessaire par l’éloignement de la scène au théâtre et la mauvaise définition de la qualité de l’image cinématographique.

Les œuvres créées étaient souvent des faits historiques adaptés du théâtre, comme l’assassinat du Duc de Guise ou des œuvres littéraires comme la Dame au Camélia. Cela a permis d’immortaliser de grandes stars comme Sarah Bernhardt.

Bien sûr, il apparut aussi des créateurs exceptionnels comme Abel Gance. Les explorations menées par ces pionniers pour inventer le cinéma sont passionnantes à observer.

Les scènes de films comiques trouvèrent un public en particulier avec Max Linder. Celui-ci avait, comme Méliès, entrevu le potentiel extraordinaire de la technique cinématographique.

La période de la Grande Guerre ne fut pas favorable au cinéma français qui demeurait un peu le parent pauvre du Théâtre.

Dans le même temps, le cinéma américain n’arrêtait pas de progresser.

Jacques Haïk BNF Gallica
Jacques Haïk BNF Gallica

Jacques Haïk, pionnier de la production et distribution de films de cinéma

C’est à cette époque qu’un tout jeune homme venant de Tunis, Jacques Haïk, se fait engager comme traducteur dans une filiale importante de films américains. Avant le début de la grande Guerre, il est nommé à la direction de la filiale Western Import Company.

Il remarque alors des films comiques ayant pour personnage un vagabond (the Tramp). Il s’agit de Charlie Chaplin encore inconnu en France. Il apprécie son talent et décide de le mettre en avant. Il baptise ce personnage du nom de CHARLOT, qui devient vite célèbre.

Le_Film_hebdomadaire_illustré 1919
Le_Film_hebdomadaire_illustré 1919

En 1913 naissent les films Jacques Haïk. Ils deviennent les importateurs exclusifs de grandes compagnies américaines : Universal (durant 7 ans), Warner Bros (4 ans), Seznick (3 ans), Roberson Cole (3ans), Tiffany (2ans),  Colombia (5 ans).

Après la fin de la Grande Guerre, il se lance dans la production parmi lesquels un certain nombre de grands films muets : Le Bossu, André Cornélis, le premier film de Grock, Le Bonheur du jour, Sous le ciel d’Orient, La Grande Guerre, etc…

Parallèlement il créé un service d’exportation des grands films français pour l’étranger.

Affiche Le Bossu 1924 - Production jacques Haik
1924. Affiche de « La première production des établissements Jacques Haïk BNF Gallica

Il produira son premier film Le Bossu en 1924, qui sera réalisé par Jean Kemm, avec qui il fera plusieurs films.

Il fonde la société Les Etablissements Jacques Haïk et produit une dizaine de films muets.

 

1929 Revue Cinea. Frontispice rubrique cinéma
1929 Revue Cinea. Frontispice rubrique cinéma

Naissance des Établissements Jacques Haïk à Courbevoie

Jacques Haïk comprend que la transformation du cinématographe muet en cinéma parlant, qui arrive en 1929, ne sera pas seulement une évolution technique mais la naissance d’une vaste industrie culturelle.

Jacques Haïk construit les Studios Jacques Haïk en 1929 au 178 rue Armand Sylvestre à Courbevoie.

Il est un des premiers à avoir une vision ambitieuse de l’ensemble de la création collective et des points de qualité pour réussir un grand film : metteur en scène, photographe, scénariste, dialoguiste, acteurs, mais aussi les costumes, les décors, la musique etc… jusqu’au montage et à la diffusion auprès du public. Le film doit trouver son public et ses réseaux de diffusion.

Haïk a compris que le tout dépend de la qualité de chaque partie. Ainsi il créera un important réseau de salles pour les Établissements Jacques Haïk, et son sens de la publicité lui permettra de les remplir.

La Comédie française et le monde du théâtre verront l’arrivée du cinéma parlant comme une concurrence déloyale.

Malheureusement, Les studios Jacques Haïk brûlent en 1929. Il en reconstruit l’année suivante de plus performants, car les progrès de la sonorisation des films sont incessants à l’époque.

Les studios Jacques Haïk à Courbevoie en 1930 ( D.R Source inconnue
Les studios Jacques Haïk à Courbevoie en 1936 (crédits  journal Paris-Soir. Coll. MRN)

 

Dans une magnifique plaquette publicitaire de grand format de Jacques Haïk, on peut lire en 1932  :

« Le studio de Courbevoie est pourvu des derniers perfectionnements modernes il possède 2 procédés d’enregistrement : Cinévox Haïk et R.C.A., dispose d’une camionnette d’enregistrement pour les films extérieurs et d’un auditorium modèle qui a permis des réalisations techniques incomparables : synchronisation, doublage et cetera…

Tandis que s’édifie avec une rapidité surprenante l’important service de distribution chargé de la diffusion de la production, l’exploitation elle aussi participe à l’extension des établissements Jacques Haïk. Alors que le Novelty est ouvert à Nice que l’Empire de Nancy se signale comme un des plus beaux cinémas de province et que dans cette ville encore le Palace est modernisé, deux  des plus importantes salles parisiennes : l’Olympia et le Colisée, soumises à des directeurs avisés, permettent un lancement énorme dont l’influence se fait fortement sentir en province, des productions Jacques Haïk.

1933 Journal Être belle : illustration de la revue artistique célébrant la venue du son BNF Gallica
1933 Journal Être belle : illustration de la revue artistique célébrant la venue du son BNF Gallica

Celles-ci en effet dès leur sortie s’assure une notoriété que soutiennent encore d’intenses campagnes publicitaires.

Pour couronner cet effort d’exploitation, une nouvelle salle est édifiée sur les grands boulevards, Le Rex, dont l’inauguration aura lieu en octobre. Le Rex comprendra 3500 places et aura la particularité d’être la première salle atmosphérique française. Son ouverture, on peut aisément le prévoir, constituera des événements les plus importants de l’année cinématographique. Il faut encore ajouter que monsieur Jacques Haïk l’a dédié au grand savant français Louis Lumière et qu’il constituera ainsi un monument grandiose à la gloire de l’inventeur du cinéma ».

©Collection BA

 1931. Revue Cinea. Frontispice de la rubrique cinéma
1931. Revue Cinea. Frontispice de la rubrique cinéma

Le réseau de salles Jacques Haïk

A l’époque du muet, on trouvait des ouvrages grand public « Comment créer son cinéma », comme on créerait n’importe quelle boutique. Haïk voyait les choses en grand, il voulait concevoir des salles de qualité aussi bien dans l’accueil, le décor que dans la sonorisation. Il voulait aussi développer la marque de distribution Jacques Haïk et élargir le réseau à l’étranger.

Il achète successivement deux salles de théâtre qu’il transforme en cinémas :  la salle de l’Olympia et celle du Colisée.

Puis après ses succès de 1931 et 1932 et malgré une situation économique générale difficile, il se lance dans un projet grandiose : la construction du cinéma le GRAND REX.

Jacques Haik dédie cette salle à Louis Lumière.

Théatre Jacques Haik - GRAND REX
Théatre Jacques Haik – GRAND REX (DR Le Grand Rex, toute une histoire)

Ces salles existent toujours et le Grand Rex vient de faire l’objet d’une rénovation totale.

En 2030-31, il fêtera ses cent ans. Cette salle mériterait à elle seule une monographie. Pour certains le REX est une véritable cathédrale vouée au 7ème art et, fin 2022 Avatar 2 y a battu des records de fréquentation.

LE REX. Janvier 2023 ©SHC/BA LE REX. Janvier 2023 ©SHC/BA
LE REX. Janvier 2023 ©SHC/BA

Les Productions Jacques Haïk de 1930 à 1938 dans ses studios de Courbevoie

Le tableau ci-dessous montre qu’en 1930 Jacques Haïk faisait partie des trois premiers producteurs français.

Films parlants français 1931

1930

1931

1932-1933

Le destin voulut que la banque Courvoisier soutenant Jacques Haïk soit rattrapée par les conséquences du krach boursier de 1929 et elle fut déclarée en faillite. Haïk se retrouva lui-même énormément endetté. Il parvint néanmoins à réunir assez d’argent en 1937 pour reprendre ses productions.

1937 et 1938 : les Films Le Régent

Retrouvez les Archives des Films Le Régent sur Facebook

Haïk était un Juif tunisien ouvertement opposé à Hitler. Il monta un film contre lui Après Mein Kampf, Mes Crimes et quand la guerre éclata, il dut se réfugier à l’étranger.

En Afrique du Nord il rejoignit un temps les Forces françaises libres. Puis il participa à développer le cinéma arabe, notamment en Tunisie et en Egypte.

Dans la France envahie, tous ses biens, ses droits, et ses salles de cinéma furent spoliés, ses films, ses cinémas. Il se trouva complètement démuni à la Libération. Il lutta pour son bon droit et réussit à récupérer des cinémas. Malheureusement il décédera en 1950. Son épouse continua seule son combat. Cette histoire est d’une criante injustice.

Cet article est une opportunité pour célébrer sa mémoire et sa contribution à l’histoire du cinéma en général.

Tricoche et Cacolet tourné au cynodrome de Courbevoie en 1938

Une des affiches de Tricoche et Cacolet
Une des affiches de Tricoche et Cacolet

Avant d’évoquer les films tournés dans les établissements Photosonor, qui est l’autre grand studio de tournage à Courbevoie, disons un mot sur un film tourné en 1938 : Tricoche et Cacolet.

Inspiré d’une ancienne pièce de théâtre, il présente une histoire qui débute dans le Stade de Courbevoie, devenu lieu à la mode depuis sa transformation en Cynodrome de 1936 à 1951.

Le succès du Cynodrome étonna et resta longtemps dans l’inconscient collectif des habitants. Les courses de lévriers étaient alors peu courantes en France, au contraire de la Grande-Bretagne. Comme pour les courses de chevaux, elles permettaient des paris mutuels.

La société anglaise qui exploitait le site sut créer un décorum et une ambiance qui attira le tout Paris. Les courses avaient lieu le soir avec une scénographie créée par une illumination très travaillée du stade. On pouvait y assister en dinant. Un restaurant chic, « le privé », entièrement vitré et protégé des éléments y avait été aménagé. On pouvait ainsi sortir, se montrer, dîner et suivre les paris engagés.

Les journaux à la mode, comme les feuilles de choux, donnaient des comptes rendus mondains en plus des résultats des courses. Les célébrités allaient se montrer et s’encanailler dans ce lieu étonnant. La notoriété de ce Cynodrome, à la fois mondain et populaire, alimentait les journaux provinciaux et ceux des colonies les plus lointaines, même à l’étranger.

Le succès était tel que la SNCF avait spécialement établi un arrêt au pied du stade : La Halte de Courbevoie sport (dont on voit encore les vestiges des marches de chaque côté du pont de chemin de fer de la rue de Colombes). Il existait même des billets groupés comprenant le prix du voyage et l’entrée du Cynodrome. Les préposés de la gare Saint-Lazare s’entendaient demander « Un billet pour les chiens SVP ! ».

De nos jours, on se questionne encore pour savoir quels étaient les rapports entre la société anglaise gérant les courses et les autorités militaires allemandes présentes en 1942. On trouve même dans les  archives de la mairie, une revue allemande destinée aux distractions des soldats. Entre des réclames pour le charme de Pigalle ou le Moulin Rouge s’étalait un magnifique article avec photos sur trois pages sur le lieu à la mode où il fallait absolument aller : le Cynodrome de Courbevoie !

Revenons donc au film « Tricoche et Cacolet » de 1938, dont le début fut tourné dans les décors naturels du stade de Courbevoie, avec Fernandel, Duvallès et Elvire Popesco.

Après un long générique défilant sur fond d’images de lévriers, une partie du film, au début, se passe dans la « salle du privé » d’où l’on voit la course. Ce vaudeville est un prétexte pour les cabotinages de Fernandel et Duvallès, l’action les obligeant à changer de tenues, d’apparences et de personnalité à plusieurs reprises.

Cynodrome de Courbevoie prise en 1941 par le Der Deutche Wegleiter. ©archives de Courbevoie (à noter la parfumerie Lubin avec sa cheminée en arrière-plan)
Cynodrome de Courbevoie prise en 1941 par le Der Deutche Wegleiter. ©archives de Courbevoie (à noter la parfumerie Lubin avec sa cheminée en arrière-plan)

Article proposé par Bernard Accart et Laura Ciriani