Le Lion est mort ce soir
Le 24 janvier 1896 s’éteignait dans sa maison du 22 rue d’Alsace à Courbevoie une légende de la lutte. Romain, Adrien Marseille né à La Palud dans le Vaucluse 62 ans plus tôt était un forain dont la réputation s’étendait jusqu’au fin fond des Etats-Unis (voir article).
Toute la presse français se fit l’écho de sa disparition.
« LE LUTTEUR MARSEILLE. — Marseille est mort. Le fameux lutteur, dont la baraque aux foires de Neuilly, de la place de la Nation, de Saint-Cloud, etc. ne désemplissait pas, et où il avait réhabilité ce qu’il appelait « les luttes romaines, les plus nobles qui soient », a succombé hier à Courbevoie, dans la propriété qu’il avait achetée avec ses économies. Il était, au moment de sa mort, entouré de tous les siens, à qui il laisse le souvenir d’un bon père et d’un bon époux.
Il leur laisse également une fortune assez ronde. Il sera regretté de toute la paroisse où il occupait la charge de marguillier.
Ce brave Marseille était une physionomie bien parisienne. Qui ne l’a vu sur l’estrade, placée devant sa modeste baraque, roulant sous son maillot ou sous son mince paletot ses robustes épaules de bon hercule, défier les amateurs qui se trouvaient parmi les badauds et faire à ces derniers, avec la plus entraînante conviction, l’éloge des nobles luttes ?
On raconte qu’un jour, séduit par son boniment, le poète Albert Glatigny, long et sec était descendu sur l’arène. En peu d’instants Marseille lui fit toucher le sol des deux épaules. Mais il paraît qu’il avait une belle peur. Glatigny, en effet, s’était présenté avec tant de calme et d’assurance que le lutteur était convaincu qu’il avait affaire à un redoutable adversaire.
Il va sans dire que Glatigny ne résista même pas à l’étreinte de Marseille.
Les anecdotes abondent sur Marseille. Son orgueil était extrême. Il ne sut jamais résister à une provocation. C’est ainsi qu’un jour, à Brest, il fut provoqué par un « professionnel » fameux. Il accepta le gant, le jour de la lutte fut fixé. Mais, dans l’intervalle de temps, Marseille se cassa le bras. Il voulut, malgré tout, « faire honneur à sa parole ». Il lutta le bras en écharpe et terrassa son adversaire.
La date de l’Exposition de Paris, en 1867, marque le plus beau triomphe de la carrière du «champion français.». A l’occasion de cette solennité, il avait porté à tous les lutteurs et amateurs du monde un défi. Les prétendants au sceptre de la lutte vinrent nombreux aux arènes de la rue Le Peletier. Marseille les battit tous. Il fit même « toucher les deux épaules » au Gros Joseph, qui ne pesait pas moins de 230 livres. Ce même Joseph faillit être étranglé plus tard par Tom-Canon, lequel lui fit, traîtreusement, le coup du « collier de force ».
L’élève de Rossignol Rollin —le maître des maîtres — était, de plus, doué d’un certain esprit de répartie, servi par un aplomb imperturbable. Il avait annoncé, il y a quelque vingt ans, une représentation extraordinaire avec le concours de la musique militaire. A l’heure dite, pas de musique. Le public fait mine de se fâcher et réclame avec insistance la fanfare promise. Marseille paraît et, s’adressant aux spectateurs :
— Je ne comprends pas, dit-il, votre insistance. Si vous voulez entendre de la musique, allez à l’Opéra. Si vous voulez voir de beaux muscles, venez chez Marseille !
On applaudit l’à-propos et personne ne réclama le prix de l’entrée.
Depuis 1888, le vieux forain ne luttait plus lui-même. Il avait compris que le succès ne saurait être éternel et, sentant ses forces l’abandonner, en artiste soucieux de léguer à la postérité une renommée sans tache, il s’était résigné à quitter l’arène, laissant à ses trois fils, Adrien, Ambroise et Romain, l’honneur de soutenir l’éclat de son nom.
Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique 1896 publiée par G. d’Heylli
Le frère du Meunier
Marseille surnommé « Le Lion de La Palud » avait marché dans les traces de son frère Henri dit Marseille Aîné, dit « Le Meunier de La Palud ».
Celui-ci avait forgé sa propre légende :
C’est, en effet, Marseille aîné qui fut le grand homme de la famille. C’est lui qui, le premier, tomba Arpin, le terrible, Savoyard, fêté, pendant des années, par le tout Paris sportif. Arpin opérait, en 1848, dans la salle de la rue Montesquieu, où, les jours de séance, on s’écrasait pour l’admirer, ainsi que Vincent, Béranger, Dumortier, Etienne le Pâtre, Ambroise le Savoyard, tous lutteurs de première forçe. Mais Arpin, dont les triomphes ne se comptaient plus devait un jour connaître la
défaite.
Dans un petit village de Provence, à la Palud, vivait un garçon meunier à qui la Renommée aux cent voix avait apporté les échos de la gloire d’Arpin, c’était Marseille, dont le sommeil ne tarda pas à être troublé par les exploits du Savoyard.
Un beau jour il n’y tint plus et, lâchant son moulin, il prit la route de Paris, un bâton à la main, et se rendit directement à la salle de la rue Montesquieu, pour provoquer Arpin.
Celui-ci commença par esquisser un sourire de pitié et proposa an jeune présomptueux de mettre un enjeu de 200 francs.
Marseille répondit que la somme était trop maigre et déclara qu’il donnerait 500 francs à celui qui parviendrait à le renverser. Cette fière réponse provoqua la plus vive-stupeur parmi les habitués de la salle Montesquieu…
On convint du jour et tout, ce que Paris comptait d’amateurs de lutte se pressa dans l’arène pour assister à cette rencontre sensationnelle.
Arpin était un colosse et Marseille, au contraire, était mince et nerveux. La lutte dura trente-cinq minutes, puis soudain un hourra retentit dans la salle et l’on, vit Arpin, l’invincible, couché, sur le dos tandis que Marseille, triomphant, se relevait, pour saluer l’assistance.
De ce jour l’ex-meunier de La Palud fut célèbre et sa réputation s’étendit dans toute la France, mais le Midi, son pays d’origine, avait pour lui des charmes que les triomphes de la capitale ne pouvaient lui faire oublier. Il ne tarda pas à quitter Paris et pendant trente ans il
lutta dans toutes les villes de Provence jusqu’au jour où il prit définitivement sa retraite à Montpellier. .
Le Petit Journal – 27 janvier 1896 (Gallica BNF)
Les pionniers de la lutte
La lutte était en France et dans le reste de l’Europe un sport et un spectacle très populaire en particulier au milieu du XIXe siècle. Les lutteurs étaient des vedettes de leur époque et les anecdotes sur leurs exploits abondaient.
Arpin, « le terrible Savoyard » fut une des premières célèbrités et sa carrière couvrit plusieurs décennies. Une de ses prises porte encore son nom dans le monde du catch américain (wrestling).
Des promoteurs comme Exbroyat, ancien grognard de l’Empire et Rossignol-Rollin surent exploiter l’engouement populaire à grands coups d’affiches hyperboliques et de surnoms capables de frapper l’imagination ainsi que de rivalités inventées et de défis publics.
Rossignol-Rollin fut le premier à créer une troupe itinérante basée salle Montesquieu à Paris et qui partait en tournée dans toute la France.
La discipline relativement codifiée était alternativement appelée lutte française, puis lutte romaine, pour finalement être adoptée sous le nom de lutte gréco-romaine, même si les Antiques n’avaient que peu à voir avec ce genre de combat.
Le roi des forains
Marseille qui avait désormais sa propre troupe connaissait tous les trucs qui attirent les foules, y compris les combats truqués avec le célèbre « lutteur masqué » et s’entourait de figures propres à frapper l’imagination.
Après la retraite de son frère aîné à La Palud, d’où il continua à organiser des combats en Provence, Romain Marseille que toute la presse appelait désormais « le Lutteur Marseille » devint si populaire que son nom entra dans le langage courant ainsi que le célèbre « Avec qui voulez-vous lutter? » qui marquait le défi lancé au spectateurs des foires.
Aristide Bruant le cita même dans une de ses chansons :
T’es carré, t’es larg’, tu tiens d’bout,
Dans tes vein’s, ça s’voit ben, l’sang bout.
Et quand faut s’torcher su’ l’bitume
Tu dois êtr’ léger comme un’ plume.
T’es taillé comme un vrai lutteur.
Marseille est p’t’êtr’ ben ton auteur.
Dis donc, comment qu’il va, ton père?
Ya Meinherr.
Meinherr – Aristide Bruant – J. Jouy – Le Mirliton 28 juillet 1893
Marseille le lutteur choisit de mourir à Courbevoie « comme un rentier » après une carrière bien remplie.
Sources
- Gallica – BNF
- http://wrestlingclassics.com/cgi-bin/.ubbcgi/ultimatebb.cgi?ubb=print_topic;f=10;t=005353
- https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.fflutte.com%2Fcgi-bin%2Fprog%2Findex.cgi%3Flangue%3Dfr%26Mcenter%3Dstatic%26TypeListe%3Dhistoire_saltimbanques.html#federation=archive.wikiwix.com&tab=url
- https://www.mairie-lapalud.fr/les-personnalites/les-freres-marseille/